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Le Monde, Débats
Au cœur du vivant, l'autodestruction
"Quant à la mort, elle n'implique aucune positivité d'aucune sorte :
le vivant est aux prises avec la stérile et mortelle antithèse,
et se défend désespérément contre le non-être;
la mort est le pur, l'absolu empêchement de se réaliser."
Vladimir Jankélévitch
Durant toute notre existence, nous portons en nous le sentiment de notre unicité, de notre irréductible individualité. Pourtant, nous sommes chacun une nébuleuse vivante, un peuple hétérogène de dizaines de milliers de milliards de cellules dont les interactions engendrent notre corps et notre esprit. Pour cette raison, toute interrogation sur notre vie et notre mort nous renvoie à une interrogation sur la vie et la mort des cellules qui nous composent.
Pendant longtemps, on a pensé que leur disparition — comme notre propre disparition — ne pouvait résulter que d'accidents et de destructions, d'une ultime incapacité à résister à l'usure et aux agressions de l'environnement. Mais la réalité s'est révélée d'une autre nature. Aujourd'hui, nous savons que toutes nos cellules possèdent le pouvoir, à tout moment, de s'autodétruire en quelques heures. Et leur survie dépend, jour après jour, de leur capacité à percevoir dans l'environnement de notre corps les signaux émis par d'autres cellules, qui, seuls, leur permettent de réprimer le déclenchement de leur suicide.
C'est à partir d'informations contenues dans nos gènes que nos cellules fabriquent en permanence les exécuteurs capables de précipiter leur fin, et les protecteurs capables de les neutraliser. D'une manière contre-intuitive, un événement positif — la vie — procède de la négation d'un événement négatif — l'autodestruction.
C'est cette fragilité même, ce sursis permanent et l'interdépendance qu'ils font naître qui sont une des sources essentielles de notre plasticité et de notre pérennité, permettant à nos corps de se reconstruire sans cesse et de s'adapter à un environnement perpétuellement changeant. A l'image ancienne de la mort comme une faucheuse brutale, surgissant du dehors pour détruire, s'est surimposée une image radicalement nouvelle, celle d'un sculpteur, au cœur du vivant, à l'œuvre dans l'émergence de sa forme et de sa complexité.
Dès les premiers jours qui suivent notre conception, dans les dialogues qui s'établissent entre les différentes familles de cellules en train de naître, le langage des signaux détermine la vie ou la mort. Le suicide cellulaire joue un rôle essentiel dans la sculpture des métamorphoses successives de notre corps en devenir et dans l'auto-organisation de notre cerveau et notre système immunitaire, les supports de notre mémoire et de notre identité.
Après notre naissance, notre corps d'enfant puis d'adulte demeure pareil à un fleuve, toujours recomposé. C'est le suicide cellulaire qui empêche notre système de défense immunitaire d'attaquer notre propre corps, et évite qu'une cellule qui a subi des altérations génétiques ne s'engage sur le chemin qui mène au cancer. Il n'est plus un domaine de la biologie et de la médecine qui ne soit aujourd'hui réinterprété à l'aide de cette nouvelle grille de lecture, et un bouleversement en matière de concepts thérapeutiques est en train de naître.
Pourtant, dans le même temps, le déploiement d'un langage scientifique riche de résonances anthropomorphiques — "suicide cellulaire", "mort programmée", "décision de vivre ou de mourir", "altruisme cellulaire" — a suscité une impression de révélation magique qui traduit à la fois la fascination exercée par ces phénomènes et la difficulté à en appréhender la nature.
Cette potentialité paradoxale de "mourir avant l'heure", comment se fait-il que nos cellules la possèdent? Nous avons tous une très longue histoire qui débute bien avant notre naissance et se déploie au long de l'immense lignée de nos ancêtres, dont la généalogie se perd dans la nuit des temps. Selon les mots d'Edgar Morin, "le problème le plus passionnant, plus mystérieux encore que celui de l'origine de la vie, est bien celui de l'origine de la mort". Quand, au cours de l'évolution du vivant, est apparue pour la première fois la potentialité de s'autodétruire, et dans quels corps, dans quelles cellules... Aujourd'hui, nous savons que le suicide cellulaire est à l'œuvre dans la construction de tous les corps des animaux et des plantes qui nous entourent, dont les premiers ancêtres sont probablement apparus il y a un milliard d'années.
Mais le suicide cellulaire sculpte aussi l'interdépendance, la complexité et la plasticité des innombrables formes de sociétés invisibles à l'œil nu que bâtissent les êtres vivants les plus simples et les plus ancestraux, les bactéries, qui règnent sur la Terre depuis probablement 4 milliards d'années.
Le pouvoir de s'autodétruire semble être profondément ancré au cœur du vivant. Il se pourrait qu'il ait été, dès l'origine, une conséquence inéluctable du pouvoir d'auto-organisation qui caractérise la vie. Vivre, se construire et se reproduire en permanence, c'est utiliser des outils qui risquent de provoquer l'autodestruction, tout en étant aussi capable de les réprimer.
Mais il y a sans doute eu, dans l'évolution de la mort, une autre dimension. Toute cellule est un mélange d'êtres vivants hétérogènes, une cohabitation contingente de différences, dont la pérennisation n'a sans doute eu le plus souvent pour solution alternative que la mort. Et c'est au rythme de ces combats, donnant soudain naissance à des symbioses — à des épisodes de fusion des altérités en de nouvelles identités — que se sont probablement diversifiés et propagés les enchevêtrements successifs des exécuteurs et des protecteurs qui aujourd'hui contrôlent le suicide cellulaire.
Ces relations anciennes qu'entretient la vie avec la mort "avant l'heure", se pourrait-il qu'elles soient aussi à l'œuvre dans la sculpture de notre longévité ? Le vieillissement de nos corps résulte-t-il uniquement d'une usure inévitable? Ou notre fin pourrait-elle procéder d'une forme d'autodestruction? Les frontières longtemps considérées comme infranchissables de la longévité maximale des individus ont commencé à révéler, dans certaines espèces animales, leur extraordinaire degré de plasticité. Ces frontières semblent avoir été sculptées de manière contingente par les confrontations successives, de génération en génération, entre les individus et leur environnement. Elles apparaissent comme des points d'équilibre, des formes de compromis entre des conflits que se livrent, à l'intérieur même des corps, des phénomènes "protecteurs" qui favorisent la pérennité des individus, et des phénomènes "exécuteurs" qui abrègent leur durée de vie, mais favorisent leur capacité à engendrer une descendance.
Si toute incarnation du vivant affronte l'usure et les agressions de l'environnement dans un combat perdu d'avance, il se pourrait que la pérennité de la vie ait procédé, paradoxalement, d'une capacité de chaque corps, de chaque cellule, à utiliser une partie des ressources qu'ils possèdent pour construire, au prix de sa disparition prématurée, une incarnation nouvelle.
«Bichat disait autrefois : ‘La vie est l'ensemble des fonctions qui résistent à la mort.’ Aujourd'hui, on aurait plutôt tendance à dire que ‘la vie est l'ensemble des fonctions capables d'utiliser la mort’», comme l'a proposé Henri Atlan. Le vieillissement progressif de chaque cellule, à mesure qu'elle enfante des cellules un temps plus jeunes et plus fécondes ; l'autodestruction brutale d'une partie des cellules au profit de la survie du reste de la collectivité ; le vieillissement d'un corps capable d'engendrer des corps nouveaux : toutes ces fins de monde, donnant naissance à des mondes nouveaux, ressemblent à autant de variations sur un même thème.
Comment pouvons-nous essayer de comprendre le comportement de nos cellules et de nos corps — et tenter de les modifier — si nous n'appréhendons pas que ce qui nous fait vieillir et disparaître est peut-être ce qui, en d'autres avant nous, nous a permis de naître ?
«Penser le sens de la mort non pas pour la rendre inoffensive, ni la justifier, ni promettre la vie éternelle, mais essayer de montrer le sens qu'elle confère à l'aventure humaine», disait Emmanuel Lévinas. Pour le biologiste, il s'agit, à un autre niveau, d'essayer d'appréhender jusqu'à quel point une forme aveugle, contingente et de plus en plus complexe de jeu avec la mort — avec sa propre fin — a pu être un déterminant essentiel du long voyage qu'a accompli à ce jour la vie à travers le temps, et du merveilleux foisonnement de nouveauté auquel elle a donné naissance.
Jean Claude Ameisen,
professeur d'immunologie à l'université Paris-VII et au centre hospitalier universitaire Bichat
16 octobre 1999