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Tageblatt, Science
L'étrange destin de la cellule
Media vita in morte sumus
La mort ne serait-elle que la suite de la vie par d'autres moyen? Jean Claude Ameisen nous donne un brillant aperçu des éléments de réponse que la biologie moléculaire tente d'apporter à la seule question qui, en définitive, nous passionne vraiment.
Quelques semaines après sa conception, l'embryon humain développe des doigts au bout de ses extrémités. On pourrait imaginer que ces doigts pousseraient comme des cornes d'escargot au bout d'un moignon qui constituerait la paume. Or il n'en est rien. En y regardant de près, on constate en effet que c'est le tissu originairement situé entre les doigts qui se décompose de manière extrêmement ordonnée jusqu'à former la main telle que nous la possédons. Tel un Michel Ange qui façonne les mains de David en enlevant le marbre qui se trouvait autour, c'est la mort qui sculpte la figure humaine dans un bloc de cellules.
Mais de quelle mort meurent ces cellules surnuméraires? Loin des catastrophes qui accompagnent la destruction accidentelle de cellules et mènent à des cicatrisations plus ou moins réussies, la sculpture du vivant procède d'un mécanisme sophistiqué, rodé dans ses moindres détails.
L'apoptose d'une cellule, du terme en grec ancien qui désigne la chute des feuilles en automne, s'apparente à la liquidation d'une petite industrie en bonne et due forme, sans traumatismes et avec reprise des stocks par les cellules environnantes. Peu de temps après sa dissolution, plus rien ne rappelle l'existence de la cellule.
Longtemps on a cru que l'apoptose était une sorte de meurtre, un empoisonnement suivi d'une cannibalisation d'une cellule par ses voisines. Or il n'en est rien. L'apoptose n'est pas un fait divers cellulaire, c'est la lecture, en réponse aux signaux reçus de l'environnement, d'une partie enfouie du code génétique de la cellule qui entraîne la cessation de son activité et son démantèlement. C'est donc un suicide préparé de longue date et calmement mis en œuvre.
N'est-ce pas à donner le vertige? Les molécules d'acide désoxyribonucléique ne contiennent donc pas que le secret de la vie, mais aussi celui de la mort. Au milieu de la vie nous sommes entourés par la mort...
Dans chacune des presque cent mille milliards de cellules de notre corps d'adulte se déroulent en permanence et simultanément un nombre mirobolant de réactions biochimiques dont la complexité dépasse encore de loin ― et peut-être pour toujours ― notre entendement. Des armées mexicaines de protéines fabriquées selon les instructions contenues dans nos chromosomes conjuguent ou opposent leurs efforts pour faire tourner le métabolisme cellulaire. L'apoptose et sa répression ― mais aussi de nombreux autres processus, comme par exemple la fécondité d'une cellule ― procèdent par jeu de poupées russes: les protéines qui jouent le rôle d'exécuteurs sont tenues en échec par des protéines protectrices qui sont contrebalancées par d'autres exécuteurs qui sont réprimés par des protecteurs supplémentaires dans une suite dont on ne connaît ni les ultimes tenants et aboutissants ni le déroulement exact. Quatre milliards d'années d'évolution nous ont légué en héritage des mécanismes aux équilibres complexes ― où participent des acteurs jouant sur plusieurs tableaux et des agents doubles ― capables d'engager à chaque instant un processus de déconstruction irréversible de la cellule menant à sa mort.
L'apoptose est-elle le prix que la vie a dû payer pour la différenciation des cellules, donc de leur spécialisation qui permet l'évolution d'organismes multicellulaires? Ou est-ce que la mort programmée est enfouie encore plus profondément dans le code même du plus humble des microbes unicellulaires?
Le suicide cellulaire est-il le frère jumeau de la fécondité d'une cellule? Comment expliquer le rôle ambigu que certaines protéines jouent aussi bien dans le dédoublement que dans l'apoptose, cette forme ultime de stérilité?
La mort "avant l'heure" de nos cellules est-elle nécessaire à notre survie, par exemple en éliminant prématurément des foyers de cancers? Ou peut-on imaginer de la retarder dans certains cas, empêchant par là même l'apparition de maladies neurodégénératives comme la maladie d'Alzheimer?
La dernière décennie a vu l'explosion des efforts consacrés à ce qui, après avoir été longtemps un phénomène marginal de la biologie, semble peu à peu devenir la clef des questions les plus intimes du monde vivant. En la personne de Jean Claude Ameisen, professeur d'immunologie à Paris VII et chercheur de grande renommée, l'apoptose vient de trouver un chroniste hors pair.
Certains stéréotypes ont la vie dure. Ainsi le regard du scientifique sur les choses de la nature a la réputation d'être froid et hautain, imbibé de raison et impassible aux raisons du cœur. Quelle erreur!
La sculpture du vivant se lit comme un bon polar: d'une traite. Bien sûr le sujet s'y prête: le secret de la vie et de la mort, ne fût-ce que d'une cellule, ne peut pas laisser indifférent. Mais ce n'est pas tout. Dès les premières pages, Jean Claude Ameisen trouve une justesse de ton, mêlant compétence et émotion, qui est somme toute rare dans la littérature de divulgation scientifique. Les images dont il se sert pour court-circuiter le jargon des initiés et résumer des états de fait d'une complexité souvent prodigieuse sont parmi les plus judicieuses, et sa langue réussit à nous toucher dans notre for intérieur, sans excès de rhétorique et sans jamais renoncer à cette rigueur qui est la politesse des savants.
A travers quatre grands chapitres, l'auteur nous mène des mystères du développement de l'embryon, en passant par une remontée aux origines historiques de la vie, aux énigmes du vieillissement. Comme il se doit pour un domaine en pleine évolution, le nombre des questions dépasse de loin le nombre des réponses, mais le lecteur a en revanche le privilège de suivre les chercheurs au milieu du gué pour tenter de rejoindre la rive opposée, encore lointaine et incertaine, celle de la connaissance.
Au détour de certaines pages, le lecteur qui laissera libre cours à ses pensées ne pourra éviter de réfléchir à sa propre vie et à sa propre mort. Malgré, ou plutôt à cause de cela, "la sculpture du vivant" est un grand livre de divulgation scientifique, et en ce qui me concerne, le meilleur qu'il me soit arrivé de lire ces derniers temps.
Andrea Sarti
19 novembre 1999