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Pour la Science, Biologie
La mort cellulaire programmée, aussi nommée apoptose, est aujourd'hui l'un des phénomènes les plus étudiés par la recherche biomédicale : plus de 10 000 articles concernant l'apoptose ont été publiés dans des revues scientifiques, en 1999 seulement.
La mort des cellules était connue, depuis le XIXe siècle, comme un processus de sculpture du corps au cours du développement embryonnaire, mais la recherche biologique du XXe siècle s'est concentrée, pendant plusieurs décennies, sur la multiplication et la différenciation des cellules, négligeant la mort de ces dernières comme phénomène structurant. C'est seulement en 1972 qu'a été redécouverte la mort cellulaire et que le mot «apoptose» est apparu ; à partir de cette date, la biologie, la science du vivant, se penche sur les mécanismes moléculaires de la mort des cellules au cours des processus physiologiques (reproduction, développement, homéostasie de l'organisme adulte, vieillissement) et décrit les nombreuses situations où des cellules superflues, âgées, endommagées ou placées en dehors de leur contexte habituel, disparaissent par apoptose.
On doit évidemment vaincre une petite résistance intuitive pour concevoir que, dans notre organisme, des millions de cellules meurent chaque seconde, que cette mort massive sculpte inlassablement notre corps, que son bon déroulement, sans excès et sans oubli, est même indispensable à notre survie. Concept plus surprenant encore, les cellules ne sont pas assassinées par leurs voisines, mais contribuent activement à leur mort : elles s'autodétruisent ou, pour utiliser une expression anthropomorphe, «se suicident».
Dans cet ouvrage qui porte le sous-titre «Le suicide cellulaire ou la mort créatrice», Jean-Claude Ameisen conte avec un style parfois lyrique, adapté à la dimension philosophique de la question, l'importance du suicide cellulaire pour la physiologie et la physiopathologie des organismes supérieurs. Il donne une vision intégrée des étapes qui ont contribué à l'explosion de ces champs de recherche, tout en procurant suffisamment d'informations de base pour que le livre soit lisible par un assez large public, notamment les étudiants des facultés des sciences ou de médecine. Je regrette l'absence de schémas, de graphiques et de références bibliographiques qui, du texte, permettraient de remonter à la source des informations données, mais je dois admettre que ce texte, le premier dans son genre en langue française, a le mérite de rendre concevable l'idée de la mort (et du suicide) des cellules comme partie intégrante de la vie.
L'auteur n'hésite pas à soulever les très grandes questions philosophiques et pratiques liées à l'apoptose ; il les aborde d'une manière claire, souvent à l'aide de métaphores simples. Ainsi une grande partie du livre est consacrée aux mécanismes de régulation de la mort, de sa programmation intrinsèque et extrinsèque, de la destruction enzymatique de la cellule, du ramassage des dépouilles cellulaires au sein de l'organisme, et de l'implication de la mort cellulaire dans les pathologies et dans le vieillissement.
Le livre se demande également pourquoi, pendant l'évolution, des structures vivantes ont acquis les mécanismes fins et régulés d'autodestruction qui permettent la mort des cellules, indispensables au fonctionnement des organismes pluricellulaires, les «sociétés des cellules». C'est dans les organismes pluricellulaires que l'absence d'apoptose, pendant l'embryogenèse, peut engendrer des malformations majeures ou, plus tard, contribuer à la prolifération incontrôlée, à l'immortalisation des cellules qui, normalement, s'élimineraient (cas du cancer).
Comment le vivant a-t-il inventé la mort en son sein? La réponse est complexe, puisqu'elle demande une réflexion inductive, non vérifiable au laboratoire (l'évolution ne se récapitule pas dans un tube à essai) : la démarche doit être plus philosophique que scientifique («scientifique» au sens de Karl Popper, qui revendique la possibilité d'invalidation expérimentale). Néanmoins, J.-C. Ameisen a le mérite d'ébaucher un scénario qui rend plausible l'invention de la mort. Il part d'un constat : même si, intuitivement, l'apoptose n'a qu'un sens dans les organismes pluricellulaires (où le sacrifice «altruiste» de certaines cellules s'effectue au profit de la collectivité) et n'a pas d'utilité dans les organismes unicellulaires (qui, a priori, n'ont pas besoin de comportements altruistes), il apparaît que certains êtres unicellulaires eucaryotes, lorsqu'ils meurent, par exemple dans des conditions de culture défavorables, présentent des altérations biochimiques et morphologiques qui ressemblent à l'apoptose des cellules humaines.
Le programme officiel de la mort pourrait donc avoir été développé par des bactéries (dont des colonies ont parfois un comportement social, y compris la mort «altruiste») ; l'incorporation symbiotique de celles-ci, sous la forme de mitochondries, dans les cellules eucaryotes primitives unicellulaires (les précurseurs des organismes pluricellulaires) constituerait l'élément fondateur de la mort programmée, d'abord dans les eucaryotes unicellulaires, puis dans leurs dérivés pluricellulaires. L'auteur propose également une autre solution, sans exclure la première : le suicide des cellules pourrait être l'expression extrême de réactions cataboliques qui résulteraient de l'inversion de réactions biochimiques bâtisseuses, et la mort serait un simple sous-produit de la vie. L'énigme est servie.
Telles sont les grandes contradictions qui opposent vie et mort des cellules, individualisme et altruisme, santé et vieillissement, normal et pathologique, et qui sont habilement esquissées dans ce livre, dont la lecture profitera notamment aux non-spécialistes.
Guido Kroemer
1 février 2000