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La Recherche, Idées
ENTRETIEN
Jean Claude Ameisen est professeur d'immunologie à Paris-VII et à l'hôpital Bichat, à Paris, où il dirige une équipe INSERM. Il est l'un des spécialistes mondiaux de la mort cellulaire (apoptose). Son livre, La Sculpture du vivant (Seuil 1999) a été couronné par l'Académie française et vient de recevoir le prix Jean Rostand de la vulgarisation scientifique.
" Toute cellule possède le pouvoir de s'autodétruire "
Jean Claude Ameisen :
apologie du suicide cellulaire
Toutes les cellules du monde vivant ont sans doute le pouvoir de s'autodétruire. Cette découverte fournit une puissante grille de lecture, applicable au développement embryonnaire, à de nombre maladies aiguës et chroniques, au vieillissement et, plus fondamentalement, à l'évolution des espèces.
La Recherche : En quel sens peut-on dire que la mort cellulaire sculpte les formes de l’embryon ?
Jean Claude Ameisen : Un exemple est la formation des mains. Chez l’embryon humain au début la main apparaît comme une moufle avec les cartilages qui préfigurent les doigts, et puis soudain les cellules qui composent les tissus entre les doigts meurent. Chez les oiseaux terrestres, la mort sépare les doigts, chez les oiseaux aquatiques non, et leurs pattes sont palmées.
Autre exemple, la formation des organes génitaux. Chez tous les embryons humains apparaissent les ébauches des organes génitaux masculin et féminin, puis en fonction du sexe génétique (XY ou XX), les ébauches du sexe opposé vont mourir. Troisième exemple : la disparition après sa formation de la queue de l’embryon humain, qui est l’équivalent de la queue du singe. C’est l’élimination d’un vestige embryonnaire d’une espèce ancestrale, témoin du rôle qu’a pu jouer la mort cellulaire dans les transformations qui ont permis un jour par hasard à des embryons de donner naissance à une espèce nouvelle. La métaphore de la sculpture montre ce qu’il peut y avoir de créateur dans le retrait : l’œuvre du sculpteur émerge de ce qu’il retire.
Quel est le rôle du hasard dans la sculpture de l’embryon ?
On croit souvent que tout est prédéterminé de manière très précise par les gènes. Il a été découvert dans les années 60 que si on prélève des cellules dans l’aile d’un embryon d’oiseau à un endroit où l’on sait qu’elles vont bientôt mourir, et qu’on les met dans une autre partie de l’aile, à un endroit où les cellules persistent, ces cellules vont survivre. Cela signifie que la survie ou la mort des cellules dépend des interactions, des dialogues, qu’elles établissent avec leur entourage. La mort des cellules au cours de la construction de l’embryon est un phénomène en partie stochastique, aléatoire, qui dépend à la fois du passé, de l’histoire des cellules, et de leur environnement présent.
En quoi le hasard et la mort cellulaire sculptent-ils aussi le système immunitaire ?
C’est dans le thymus que se différencient les cellules qui nous protégeront contre les microbes. Chacune de ces cellules présente à sa surface une structure particulière, un récepteur, qui lui permettra peut-être, un jour, de distinguer un fragment de microbe. Nous avons environ 100 millions de lymphocytes T qui ont chacun un récepteur différent. Comment se fabrique cette énorme diversité ? En faisant appel à la puissance du hasard. Ce sont des dizaines de milliards de cellules précurseurs qui pénètrent dans le thymus et fabriquent, chacune, un récepteur différent, en réalisant l’une des très nombreuses combinaisons possibles à partir d’un nombre limité de gènes. Les contacts que ces candidats lymphocytes T auront ensuite avec les cellules qui les entourent dans le thymus décideront de leur survie ou de leur mort. En gros, quand un récepteur interagit trop bien avec une structure qui appartient au corps, il reçoit un signal qui va entraîner sa mort. Et le lymphocyte disparaît au moment même où il fait la preuve de son caractère potentiellement dangereux, la preuve qu’il pourrait attaquer le corps. Quand, au contraire, le récepteur se montre incapable de réagir avec quoi que ce soit pendant trois jours, c’est l’absence de signal qui va entraîner sa mort. Les lymphocytes qui survivent ne représentent que 1% à 5% de la diversité initiale. Ce sont les lymphocytes qui ont fait la preuve que leur récepteur leur permet de dialoguer avec le corps sans l’attaquer.
Et de même, le hasard et la mort sculptent-ils notre cerveau ?
Il y a environ 100 milliards de cellules nerveuses dans le cerveau et 10 000 connexions en moyenne entre chaque cellule et l’ensemble de ses partenaires. Cela fait un million de milliards de connexions, beaucoup trop pour pouvoir être codées de manière précise par nos 40 000 à 100 000 gènes. Au cours de l’embryogenèse, on assiste là encore à la mise en jeu du hasard et à des mécanismes de correction drastiques. Si les connexions qui se forment ne sont pas assez étroites pour permettre au neurone de capter les signaux émis par son partenaire, le neurone meurt au moment où il fait la preuve de sa potentielle inutilité. Si le neurone se trompe de partenaire, il ne peut recevoir les signaux nécessaires à sa survie. Il disparaît au moment où il fait la preuve de son caractère potentiellement dangereux. Seuls subsistent les réseaux qui ont réussi, par hasard, à se construire d’une manière qui leur permet de fonctionner.
D’où est venue l’idée que ces cellules qui meurent, en réalité se suicident ?
Dans les années 1960, on a d’abord parlé de mort cellulaire programmée, puis l’idée de suicide est apparue. Il a été découvert que si on paralyse des cellules qui vont bientôt mourir, en bloquant leur capacité de fabriquer des protéines, elles survivent. L’idée est donc venue que, dans des circonstances données, en fonction des signaux reçus, la cellule déclenche elle-même un programme d’autodestruction, qui requiert des protéines qu’elle a elle-même fabriquées, et qui sont les outils qu’elle utilise pour se tuer.
Aujourd’hui, on utilise un autre mot : l’apoptose. Cette notion se distingue-t-elle du suicide ?
La notion d’apoptose est apparue dans les années 70. Le mot évoque, en grec ancien, la chute des feuilles en automne. Il désigne la série de transformations que subit la cellule quand elle s’autodétruit. Ces cellules qui se suicident ne provoquent aucune lésion. On assiste à une sorte d’implosion. A l’aide de protéines qu’elle a fabriquées et qui agissent comme des ciseaux, elle se met à se découper en petits morceaux. Pendant ce temps sa membrane reste intègre, si bien que les composants de la cellule dont certains sont toxiques ne sortent pas à l’extérieur et ne provoquent pas de lésion alentour. Mais pendant qu’elle se tue, elle émet à sa surface des signaux qui permettent aux cellules voisines de l’ingérer et de la faire disparaître.
Comment a-t-on pu mettre en évidence les gènes qui contrôlent l’apoptose ?
Comme souvent en science la solution à un problème complexe a surgi d’un détour par la simplicité. En l’occurrence le petit ver Caenorhabditis elegans. D’origine très ancienne, ce ver d’1mm de long n’a qu’un millier de cellules. Son développement embryonnaire est très simple. Pendant cette période, environ 15% des cellules s'autodétruisent, et sont ingérées par les cellules voisines. Dans les années 80, chez des mutants de ce petit ver des anomalies génétiques ont été découvertes dont le seul effet mesurable était de modifier la mort cellulaire au cours du développement. Trois gènes ont été identifiés, dont la présence permet le contrôle de la vie et de la mort de l’ensemble des cellules de l’embryon. Ces gènes permettent aux cellules de fabriquer des outils, des protéines, qui interagissent entre elles. L'une de ces protéines est un exécuteur, dont la présence est nécessaire pour que la cellule se tue. Mais cette protéine elle-même n'est pas suffisante pour entraîner la mort. Il faut qu'elle soit activée par une autre protéine, un activateur. Mais l'activateur ne peut lui-même fonctionner qu’en l’absence d'un protecteur, qui empêche ce mécanisme d'autodestruction de se déclencher dans les 85% de cellules qui normalement survivent. Depuis deux ans, on sait aussi que le protecteur lui-même peut être inactivé par un antagoniste, qui va ainsi déclencher l’autodestruction.
La vie ou la mort d’une cellule dépend donc des quantités respectives d’exécuteurs, d'activateurs, de protecteurs et d'antagonistes qu'elle fabrique. Et cette fabrication est couplée aux signaux que reçoit la cellule au cours du développement embryonnaire. Le contrôle de la vie et de la mort dépend donc au total d’un petit module génétique relativement simple que les cellules utilisent en fonction de leur histoire et de leur environnement.
Ce module génétique se retrouve-t-il chez l'homme ?
Des parents de l'exécuteur, de l'activateur et du protecteur ont été découverts dans les années 90 chez la mouche du vinaigre, la souris et l'homme. Mais le module a subi une extraordinaire diversification. Il existe dans notre espèce au moins une quinzaine d'exécuteurs différents et une vingtaine de protecteurs et d'antagonistes. Et de cette diversité naît une vertigineuse complexité. Ce n’est pas le même chemin qu’une cellule suivra pour s’autodétruire en réponse à deux signaux différents, ni même parfois, en fonction des circonstances, en réponse à un même signal.
Le suicide cellulaire joue-t-il un rôle après la période de développement embryonnaire ?
Le suicide cellulaire joue un rôle essentiel dans la formation de l'être vivant. Mais ce mécanisme n'est pas propre à l'embryogenèse : il se poursuit à l'âge adulte et jusqu'à la mort. Ainsi les cellules de la peau, du sang ou de l'intestin, nées de cellules souches, déclenchent toutes leur autodestruction au bout de deux ou trois jours. Quelque cent milliards de cellules s'autodétruisent chaque jour dans notre corps. Elles sont aussitôt remplacées par cent milliards de nouvelles cellules, soit un million de cellules neuves par seconde. Contrairement à la perception que nous en avons, nous changeons sans arrêt de peau. Une découverte plus récente est que les cellules dont la durée de vie est longue, celles du cerveau, du système immunitaire, du foie, du cœur, possèdent à tout moment la capacité de s'autodétruire. Elles sont en réalité aussi fragiles que les autres. La seule raison pour laquelle elles survivent est qu'elles reçoivent de leur environnement les signaux qui les empêchent de s'autodétruire. L'état d'une cellule donnée dépend des relations qu'elle entretient avec les cellules avec lesquelles elle communique. Dans les années 90 on s'est mis à parler du contrôle social de la vie et de la mort. Depuis deux ans on sait aussi que des cellules souches peuvent remplacer des cellules qui meurent dans de nombreux organes, y compris le cerveau. Une voie de recherche fascinante est d’essayer de comprendre jusqu’à quel point la mort et le renouvellement de nos neurones peut jouer un rôle dans la plasticité de notre cerveau.
En quoi cette notion de contrôle social modifie-t-elle notre perception des interactions cellulaires et des moyens d'agir sur ces interactions ?
Quand nous montons en altitude, le nombre de nos globules rouges augmente. Une hormone, l'érythropoïétine, entraîne la présence d'un plus grand nombre de globules rouges, qui vont donc mieux véhiculer l'oxygène et en compenser la rareté. Or contrairement à ce qu'on a longtemps cru, cette hormone n'entraîne pas une productivité accrue des cellules souches de notre moelle osseuse qui fabriquent les globules rouges. Elle empêche les cellules filles qui vont devenir en quelques jours des globules rouges de s'autodétruire. En réalité, les cellules souche fabriquent chaque jour beaucoup plus de cellules filles qu'il n'y aura de globules rouges. Beaucoup s'autodétruisent, tout simplement parce que la quantité d'érythropoïétine présente est inférieure à ce qui serait nécessaire pour assurer leur survie. Quand l'oxygène se raréfie la quantité d'hormone augmente, plus de cellules survivent et le nombre de globules rouges augmente. Il est plus économique d'empêcher des cellules de mourir que de fabriquer de nouvelles cellules, ce qui peut prendre plusieurs jours. Nous sommes là en présence d'un mécanisme de contrôle dynamique extrêmement puissant : augmenter le nombre de certaines cellules dans le corps simplement en empêchant les cellules qui sont produites en excès de s'autodétruire, ou au contraire en diminuer le nombre en en accentuant l'autodestruction.
Le suicide cellulaire joue-t-il aussi un rôle dans les maladies ?
Oui. Depuis dix ans, on pense que de très nombreuses maladies sont dues à des dérèglements des mécanismes de suicide cellulaire. Auparavant, l'idée était que dans des maladies chroniques ou aiguës dans lesquelles des cellules meurent en excès, un agresseur détruit ces cellules. Dans la maladie d’Alzheimer, de Parkinson, un accident vasculaire cérébral ou un infarctus du myocarde, l’idée la plus courante était qu’on ne pourrait sauver les cellules qu’en empêchant l'agresseur d'opérer. Mais si les cellules meurent non parce qu’un agresseur les détruit mais parce qu'elles perçoivent ou ne perçoivent pas certains signaux et déclenchent leur autodestruction, il suffit de changer les signaux, ou de changer leur réponse aux signaux, pour qu'elles survivent. La question est de savoir dans quelles circonstances et pour quelles cellules le fait de modifier des signaux ou de bloquer la perception de signaux peut être une stratégie thérapeutique applicable.
Ce concept ouvre-t-il de véritables perspectives thérapeutiques ?
Je vais d’abord vous répondre par une métaphore. Dans l'Odyssée le chant des sirènes entraîne la mort des marins. Circé a donné deux conseils à Ulysse : boucher les oreilles de ses marins avec de la cire et se faire lui-même attacher au mât du navire pour qu'entendant le chant il ne puisse pas mourir. La mort est présentée comme une forme d'autodestruction, la participation de celui qui entend le chant étant nécessaire. Dans un autre mythe grec, quand les sirènes commencent à chanter, Orphée se met à jouer de la lyre, et son chant neutralise celui des sirènes.
Ces deux histoires illustrent trois stratégies qui sont actuellement explorées en biologie : bloquer la perception du signal de mort, bloquer la capacité d'y répondre, ou ajouter des signaux contraires.
Les expériences sur l'animal sont-elles concluantes ?
Il y a, depuis cinq ans, des résultats spectaculaires. Des médicaments qui bloquent l'activité de la plupart des quinze exécuteurs permettent par exemple à la plupart des neurones de survivre quand une artère est obstruée par un caillot sanguin. Car contrairement à ce qu’on pensait, ce n’est pas d’asphyxie que meurent dans ce cas les neurones. Ils déclenchent leur autodestruction. Si on empêche les exécuteurs de fonctionner, la plupart des cellules survivent et l’animal n’a pas de lésion. Ces médicaments permettent aussi de retarder de manière significative le déclenchement de maladies neurodégénératives chez la souris, maladies qui ressemblent par exemple à la chorée de Huntington chez l'homme. Comme dans l’histoire d'Orphée, on peut aussi, par manipulations génétiques, obliger les cellules à fabriquer un protecteur en grande quantité. Si une artère est obstruée, les neurones vont alors survivre et l’animal n’aura pas de lésion.
Empêcher la mort cellulaire ne risque-t-il pas d'entraîner un cancer ?
Intervenir dans les maladies aiguës paraît de plus en plus envisageable chez l'homme puisqu'il s'agit de bloquer l'autodestruction cellulaire pendant un temps très court. Le problème est plus compliqué dans les maladies longues où des cellules disparaissent anormalement en grand nombre. Votre question en appelle une autre, celle du rapport entre les mécanismes du suicide cellulaire et les cancers. On a longtemps pensé que la cause première des cancers était un excès de fécondité cellulaire. Il semble que les premières anomalies génétiques que subit la cellule au début d'un cancer lui permettent de survivre dans des conditions où normalement l'environnement de cette cellule l'obligerait à déclencher son autodestruction. Mais c'est à tort que l'on on dit les cellules cancéreuses immortelles. Elles sont seulement moins mortelles, car le déclenchement du suicide est anormalement réprimé. Si une seconde anomalie génétique déclenche le dédoublement de cette cellule, la population de cellules anormales va alors s'accroître d'autant plus vite qu'elles ont perdu la capacité de s'autodétruire. On pense aujourd'hui qu'une anomalie génétique entraînant un dédoublement cellulaire entraîne habituellement le déclenchement du suicide cellulaire. Une anomalie génétique entraînant un dédoublement ne peut donc perdurer que si une autre anomalie génétique l'a précédée qui réprime la propension de la cellule à s'autodétruire. Autrement dit, une cellule devient moins mortelle avant de devenir trop féconde. Mais, nous l’avons vu, les mécanismes qui contrôlent l’autodestruction sont nombreux. Et le blocage de l’un ou l’autre d’entre eux n’aura pas la même probabilité de favoriser l’apparition d’un cancer. Pour revenir à votre question, des expériences chez l’animal suggèrent que le risque de cancer au cours d’une thérapie qui vise, par exemple dans une maladie neurodégénérative, à bloquer la mort cellulaire, dépendra de la stratégie choisie pour empêcher l’autodestruction.
Une thérapie anticancéreuse fondée sur la stimulation du suicide cellulaire est-elle envisageable ?
C'est en fait déjà le cas de la chimiothérapie et de la radiothérapie. Contrairement à ce qu'on a longtemps cru, ces traitements ne détruisent pas les cellules, ils les forcent à s'autodétruire. Ce qui explique que certaines cellules résistent. Bien que dans un cancer les mécanismes d'autodestruction soient en principe verrouillés, aucune cellule ne perd complètement la capacité de fabriquer les outils lui permettant de s'autodétruire. La chimiothérapie et la radiothérapie réactivent ces outils. Mais plus une cellule cancéreuse est génétiquement modifiée, plus son module d'autodestruction se détraque et plus la probabilité augmente qu'elle résiste au traitement et contribue, par la suite, à former des métastases.
Compte tenu de la diversité d'état génétique des cellules cancéreuses, une des voies les plus prometteuses semble être aujourd'hui de chercher à provoquer l’autodestruction non pas de ces cellules anormales mais des cellules saines qui les entourent et dont elles ont besoin pour survivre et se multiplier. C'est ce qu'on appelle les thérapies " anti-angiogenèse ". Elles ont pour objectif d’entraîner l’autodestruction des cellules formant les vaisseaux sanguins entourant la tumeur et contribuant à la survie des cellules cancéreuses.
Revenons au petit ver et à l'évolution. Le suicide cellulaire est-il un phénomène universel dans le monde vivant ?
Découverte chez l'animal, l'apoptose concerne aussi le monde végétal. La chute des feuilles en automne est due à l'autodestruction de certaines cellules au niveau de la tige. Mais on a longtemps pensé que le phénomène n’existait que dans les organismes multicellulaires. Ce fut même un dogme. L'idée était qu'à partir du moment où les corps multicellulaires se sont formés, le destin de chaque cellule devenait moins important que celui de la collectivité à laquelle elle appartenait. Il y avait un côté finaliste dans cette conception : on voyait que l'autodestruction était essentielle pour construire un corps, et l'on en concluait que l'autodestruction était apparue au cours de l'évolution au moment même où les premiers corps se sont construits.
On sait maintenant que cette idée était fausse : le suicide cellulaire existe dans la quasi totalité du monde vivant. Y compris chez les bactéries. C'est un beau paradoxe : comment comprendre qu'un unicellulaire possède les outils de sa propre mort ? Plusieurs hypothèses permettent de l’expliquer. Je pense que dès l'origine de la vie, toute cellule possédait déjà la potentialité de s'autodétruire. Non parce que les outils d'autodestruction auraient été sélectionnés en elle dans ce but, mais simplement parce que la cellule, la première cellule, a nécessairement à sa disposition des enzymes qui, tout en servant à sa construction et à sa survie, sont aussi en eux-mêmes des instruments extrêmement dangereux, capables de provoquer la mort. Pour se construire et survivre une cellule a dès l'origine, potentiellement, des couples d'exécuteurs et de protecteurs, pour la bonne raison que tout outil bâtisseur est aussi un exécuteur si un autre outil ne contrôle pas étroitement son activité.
Au début l'autodestruction a dû être stochastique : une cellule se construit et se reproduit, et de temps en temps, ne pouvant contrôler l'effet de ses outils, elle s'autodétruit. Petit à petit ont été sélectionnés, au hasard de leur apparition, des protecteurs de plus en plus efficaces qui empêchent les outils bâtisseurs de déraper. Ont aussi été sélectionnés des bâtisseurs capables dans certaines circonstances de provoquer l'autodestruction, parce qu'en cas de pénurie, par exemple, la survie des collectivités d’unicellulaires a pu être favorisée par le sacrifice d’une partie de leurs membres.
Est-ce à dire que l'autodestruction serait un moteur de l'évolution ?
Je vois un double " péché originel " : d'un côté la naissance du pouvoir de s'autodétruire, de l'autre l'impossibilité, pour une cellule qui se reproduit, de recopier sans erreur les informations génétiques qu'elle contient. A partir de là, deux formes d’évolutions aléatoires et apparemment contradictoires se sont développées en parallèle. L'une a eu pour effet d’augmenter la fidélité des mécanismes de détection des erreurs et de réparations, l'autre au contraire d’augmenter la naissance de la diversité : enzymes dans les bactéries favorisant l'apparition de changements, invention de la sexualité... On conçoit que devant l'impossibilité de ne pas s'autodétruire de temps en temps, la cellule ait conservé, à mesure qu’ils apparaissaient par hasard, des mécanismes favorisant la répression de cette autodestruction, et d'autres favorisant au contraire sa réalisation. Au sein de la cellule, tout acteur peut sans doute être, selon la pression de l'environnement, mis au service de l'une ou l'autre tâche. Depuis un an on sait que les ciseaux des exécuteurs ont aussi, dans certaines circonstances, des activités importantes dans la survie cellulaire. Voilà sans doute une raison pour laquelle une cellule cancéreuse n'arrive pas à se débarrasser complètement de ses outils d'autodestruction : ils ont d'autres rôles. C'est un risque d'une thérapie de longue durée fondée sur le blocage de l'autodestruction : on bloquera aussi sans doute d'autres activités cellulaires.
Existe-t-il un lien entre suicide cellulaire et vieillissement ?
On s'est longtemps dit : les cellules meurent parce qu'elles sont détruites ou parce qu'elles sont usées. Aujourd'hui on sait que le plus souvent elles meurent de manière prématurée en déclenchant leur autodestruction. De même on se dit que les individus vieillissent parce qu'ils sont usés, parce qu'ils n'arrivent plus à résister aux agressions de l'environnement. Le vieillissement est-il la limite de nos corps face à l'usure, ou pourrait-il lui-même procéder pour partie d'un phénomène d'autodestruction ?
Est-ce que la longévité maximale des individus d'une espèce est réglée par une forme d'équilibre, de compromis entre des exécuteurs qui abrègent leur durée de vie et des protecteurs qui les contrebalancent un temps ? Existerait-il une analogie entre le sort d'un individu et celui d'une cellule, même si les outils moléculaires impliqués n’ont peut-être rien à voir ?
En manipulant des gènes ou l'environnement, on parvient maintenant à modifier la durée de la vie. On peut doubler la longévité de la souris, la quadrupler chez le petit ver. Il y a donc une très grande plasticité. Tout se passe comme s'il existait des mécanismes qui accélèrent la fin et d'autres qui s'y opposent. Or des travaux récents montrent aussi, chez le petit ver et la drosophile, que si on retire les cellules germinales la vie de l'adulte sera prolongée. On retrouve cette vieille idée que la reproduction a pour coût le vieillissement et la mort, sauf que là c'est seulement de reproduction potentielle qu'il s'agit. Les cellules germinales produisent des signaux qui accélèrent le vieillissement. Et des expériences sur le petit ver montrent que certains des gènes qui sont impliqués dans le raccourcissement de la durée de vie de l’adulte, sont aussi impliqués de manière essentielle dans la construction de l'embryon. En d’autres termes, ce qui nous fait vieillir et disparaître est peut-être ce qui a permis à nos ancêtres de nous faire naître, et qui nous permet à notre tour d’avoir des enfants.
Est-ce à dire que les recherches récentes réhabilitent le cliché " place aux jeunes " ?
On a souvent tendance à penser que le vieillissement est une invention relativement récente dans l'évolution. Comme le suicide cellulaire, on le croit lié au regroupement de cellules en corps. On oppose lesoma aux cellules germinales qui permettent de construire un corps nouveau et dont on dit souvent qu'elles sont immortelles. On nie souvent l'existence de phénomènes de vieillissement chez les unicellulaires, de même qu'on leur déniait le pouvoir de s'autodétruire. Un peu comme si le vieillissement et la mort avaient été un prix à payer pour l'apparition de la complexité. Ce point de vue est si fortement ancré que de nombreux chercheurs ont négligé un point pourtant bien documenté : c'est que les cellules de levure, organismes unicellulaires apparus il y a au moins un milliard d'années, vieillissent, enfantent, deviennent stériles et meurent. Si on a pu le voir chez la levure, c'est que la cellule fille qui naît de la cellule mère est plus petite qu’elle. Une cellule qui vient de naître aura elle-même un nombre donné de cellules filles, puis deviendra stérile et mourra. Depuis quelques années, on sait aussi que la cellule mère ne répartit pas de manière égale et symétrique ses constituants entre sa fille et elle-même. Elle accumule en elle des composants dont certains contribuent à entraîner son vieillissement, sa stérilité et sa mort. Tout se passe comme si la cellule mère gardait en elle ce qui va la faire disparaître et répartissait dans la cellule fille les composants qui lui permettent d’être plus jeune et plus féconde.
Mais peut-on établir un lien entre le vieillissement et les mécanismes d'autodestruction cellulaire dont vous nous avez parlé ?
Dans ce modèle de la levure, on voit que la frontière entre autodestruction et vieillissement est très floue. Une cellule vieillit et meurt parce qu'elle garde ce qu'elle fabrique qui va la tuer et ne le donne pas à ses filles. Ce modèle suggère aussi la possibilité que la pérennité du vivant soit due tout simplement à l’apparition aléatoire d'une asymétrie : la capacité de produire du jeune s'exerce aux dépens de la survie de celui qui le produit. On revient à l'idée que le vivant ne peut se construire qu'au prix de métamorphoses profondes qui aboutissent à la disparition prématurée de l’ancêtre, et, de manière plus générale, à la disparition prématurée d’une partie de la collectivité au profit d’une autre.
A mon avis, la notion de dédoublement cellulaire correspond à une illusion, et tout phénomène de reproduction dans le monde vivant est asymétrique et s'accompagne d'une forme de vieillissement. On n'a pas encore mis ce phénomène en évidence chez les bactéries, mais il existe sans doute dans toutes les cellules.
Je pense qu'il existe des liens étroits entre les mécanismes d'autodestruction cellulaire, par lesquels la disparition prématurée d'une partie des cellules va favoriser la survie du reste de la collectivité, et le vieillissement cellulaire, par lequel la disparition prématurée de l’ancêtre favorise la naissance de cellules plus jeunes et plus fécondes.
Je pense aussi que ces recherches nous conduiront à rapprocher le vivant de la matière dont il est issu et que ces questions d'autodestruction et de vieillissement ont peut être quelque chose à voir avec l’idée qu’une augmentation locale de la complexité et de l'organisation (en d’autres termes une diminution locale de l'entropie) ne peut se produire sans qu’augmente en même temps, à côté, le désordre.
Propos recueillis par Olivier Postel-Vinay
1 janvier 2001