Actualités
Actualités
Le Figaro littéraire, Histoire Essais
Darwin n’a pas épuisé le mystère
Jean Claude Ameisen. Médecin spécialisé en immunologie, l’auteur retrace la saga des sciences du vivant, de Darwin à nos jours.
Dans la Lumière et les ombres. Darwin et le bouleversement du monde, de Jean Claude Ameisen, Fayard-Seuil, 500 p., 23€.
C’est un très gros livre qu’on lit très vite. Pourquoi ? Parce qu’il est écrit, comme on dit, « à la manière d’un roman policier ». Ameisen mène une investigation minutieuse jusqu’aux sources de sa propre science. Il est médecin. Spécialisé dans l’immunologie, il s’intéresse aux mécanismes de notre système de défense, en un mot de notre survie. Or, aucune des découvertes récentes dans le domaine de la génétique, de l’immunologie, ou dans l’ensemble de la recherche en biologie, n’aurait été possible dans les lumières que Darwin a jetées sur nos origines, et sur la logique à l’œuvre dans la transformation perpétuelle du vivant.
Mais il y a autre chose dans le livre d’Ameisen, qui propulse le lecteur en avant. Comme un emportement dans l’écriture. Une forme d’impatience qui traverse le récit raisonné, qui le tourmente et l’anime de l’intérieur.
De manière simple et élégante, le récit se développe le long de deux lignes spiralées. Un aspect du livre est une enquête savante qui remonte aux origines de la pensée scientifique, un autre est une quête personnelle aux origines du désir de savoir, du désir de chercher. Le récit scientifique est passionnant. Quelles étaient les lectures de Darwin ? Que pouvait-il savoir ? Que cherchait-il ? Qu’espérait-il trouver ? Tapis derrière l’épaule de l’auteur de L’Origine des espèces, lisant à la fois avec les yeux d’un naturaliste éclairé du milieu du XIXe siècle et ceux d’un chercheur du XXIe siècle, nous prenons part à cette histoire faite d’innombrables histoires, et écrite naturellement, comme une généalogie. Épicure donne la main à Lucrèce, il lui murmure que ce qui paraît fixe procède d’une illusion ; David Hume fait une entrée fracassante et détruit un autre mirage. Voici Linné, le grand ordonnateur du vivant, qui achève le classement d’Aristote et de tout le Moyen Âge. Voici Buffon, puis Cuvier et Geoffroy Saint-Hilaire, et surtout Lamarck, le grand rival.
Fidèle à l’enseignement de Darwin, Ameisen ne sépare pas le temps du temps, il plonge son regard « loin dans le passé et loin dans l’avenir ». Obéissant de même aux préceptes de Celan cités en exergue, il ne « sépare pas le non du oui ». Les traîtres eugénistes comme Galton sont là et le fidèle Huxley aussi, et la fête se prolonge jusqu’à nos jours. Pour cette célébration, le temps et l’espace sont abolis, les frontières entre les disciplines aussi.
Un appel à l’humilité
Ameisen rappelle ce que Darwin doit à Adam Smith, à Malthus. Il souligne aussi que cette histoire est faire de pertes, d’erreurs, d’oublis, de vides, d’illusions obstinées, d’aveuglement et d’indifférence. Songez qu’il ne manquait à Darwin, pour compléter son explication de l’évolution, que la seule connaissance des mécanismes de l’hérédité. Or, du vivant de Darwin, un moine dans une petite ville de Moravie y était parvenu. On retrouvera le tiré à part de la publication discrète de Mendel, avec ses pages non encore détachées, dans la bibliothèque de Darwin. Il ne l’avait jamais lu.
Les lecteurs de Gould ou de Dawkins ne trouveront pas chez Ameisen les accents quelque peu grinçants des partisans contemporains du darwinisme. S’il repousse Dieu, c’est d’une manière tranquille, laquelle n’aurait pas déplu à Henri de Lubac. Ne congédiant pas la question de Dieu vers un ailleurs de la science, Ameisen déplace la science à l’écart de Dieu, où elle fait mieux son travail. Il reste qu’un émerveillement subsiste, renouvelé par cette libération même. Dans la lumière et les ombres n’est pas autre chose qu’un appel à l’humilité. « Nous savons la forme qu’a prise ce que nous appelons la vie sur notre planète, mais nous ne savons pas ce qu’est la vie – les formes qu’elle pourrait prendre, et les seuils à partir desquels elle pourrait émerger. Comment la vie a-t-elle pu, comment peut-elle émerger de la matière ? Comment la conscience, les émotions, le souci pour autrui ont-ils pu émerger à partir de réseaux de cellules nerveuses qui se construisent dans un corps plongé dans son environnement ? » Aujourd’hui, le mystère des mystères, pour les héritiers les plus éclairés de Darwin, ce n’est plus l’origine des espèces, mais celle de la vie et de la conscience.
Ayyam Surea
20 novembre 2008