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L’Humanité, Idées - Histoire des sciences
La portée universelle de la pensée darwinienne
Le dernier livre de Jean Claude Ameisen propose une mise en perspective scientifique et philosophique de la théorie de l’évolution.
DANS LA LUMIÈRE ET LES OMBRES.
DARWIN ET LE BOULEVERSEMENT DU MONDE,
de Jean Claude Ameisen,
éditions Fayard-Le Seuil, 2008, 500 pages, 23 €.
Le lecteur qui redouterait, au vu du nombre de pages, un ouvrage de sèche érudition doit être détrompé : de l’érudition, il y en a, mais mise au service de la plus vivante et, disons-le, de la meilleure vulgarisation qui soit. Saluons le tour de force qui consiste à écrire un livre éminemment personnel (jusqu’à l’autobiographie) et qui contienne autant d’informations scientifiques, rendues accessibles pour le plus large public. Un livre capable d’instruire, mais aussi de captiver et même d’émouvoir. Où le prince Kropotkine, théoricien de l’anarchisme, voisine avec Watson et Crick, découvreurs de la structure de l’ADN. Où la poésie sert de contrepoint à la science la plus rigoureuse.
On tient là l’une des meilleures introductions à la personne et à la théorie de Darwin, en même temps qu’à l’ensemble des problèmes qu’elle pose et des enjeux qu’elle implique. Jean Claude Ameisen, médecin immunologiste et chercheur en biologie, nous fait rencontrer Darwin, non seulement sa pensée, mais aussi sa personnalité, ses croyances, ses goûts. On ne manque pas d’exposés systématiques de la théorie de l’évolution, mais rares sont ceux qui en font paraître aussi clairement le sens, c’est-à-dire fondent la nécessité de ses concepts et de ses propositions dans la nature même du vivant. Cela implique la tâche, à laquelle Ameisen ne se dérobe pas, de revenir en amont de l’idée de sélection naturelle, d’en explorer les antécédents (jusqu’à Lucrèce), les sources intellectuelles (Smith, Malthus), les prémices scientifiques (Geoffroy Saint-Hilaire, Lamarck).
Le livre est tout aussi riche dans son parcours « en aval » de la théorie darwinienne, dont on sait que les prolongements ne furent pas exclusivement scientifiques. Bien sûr, ces derniers sont exposés, brièvement mais avec précision, de sorte que le lecteur puisse comprendre, par exemple, comment l’évolution s’articule avec la génétique, la biologie moléculaire et la philosophie de l’esprit. On apprendra ce que signifient quelques concepts essentiels du néodarwinisme, comme la pléiotropie, l’hypothèse de « la reine rouge » ou l’apoptose ; et surtout on en comprendra le sens profond. Laissons le lecteur découvrir les deux premiers et signalons que le troisième, qui désigne la mort cellulaire programmée, est un des domaines de spécialité de l’auteur, qui lui a consacré un livre (La Sculpture du vivant, Éditions du Seuil). Les implications médicales de ce concept (notamment du côté du cancer) sont aussi importantes que sa signification évolutionniste.
Inévitablement, tout livre sur le darwinisme est attendu sur la question de son héritage social et politique. C’est ici que la science rejoint la vie, pour ce fils de rescapés du génocide hitlérien. Avec autant d’honnêteté et de rigueur que de connaissances, Ameisen revient sur le parcours qui a mené la théorie d’un ennemi résolu de l’esclavage à servir de caution à l’eugénisme, au racisme et finalement au projet de la destruction d’un peuple. Non sans retravailler au passage les sempiternelles questions de la place de l’homme dans l’histoire de la vie, de l’inné et de l’acquis, ni sans critiquer les perpétuels contresens auxquels donnent lieu les notions fondamentales de la théorie darwinienne.
Outre de la biologie, on trouvera dans ce grand et beau livre de l’histoire des sciences, de l’épistémologie, de la philosophie, de l’art. On y trouvera surtout beaucoup de plaisir, celui qu’on éprouve à apprendre et à comprendre des choses essentielles, guidé par quelqu’un dont la passion pour la science est servie par une ardeur singulière à la faire connaître et un talent exceptionnel pour la rendre claire.
Patrick Dupouey,
philosophe
26 janvier 2009