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Darwin en pleine évolution

Quel bric-à-brac ! Des morceaux de roches ramassés sous les tropiques, des malles bourrées de boîtes à pilules truffées de scarabées, quelques métatarses de cochon d'Inde... une collection vertigineuse d'insectes, de graines, de plantes séchées, d'animaux dans l'alcool. Voilà ce qu'il faut, dans les années 1830, pour devenir Charles Darwin. Sa correspondance choisie, publiée pour la première fois en français, fait découvrir ce qu'il appelle son "travail éclectique et touche-à-tout". Résolu à "rassembler aveuglément toutes les sortes de faits susceptibles de se rapporter d'une façon ou d'une autre à ce que sont les espèces", le naturaliste ne cesse de correspondre avec des entomologistes, des géologues, des botanistes du monde entier.
Un catalogue de ses questions a vite l'air baroque. A-t-on remarqué si la couleur des chevaux, en Jamaïque, avait changé depuis plusieurs générations ? Sait-on si les guépards domestiqués, en Inde, se reproduisent ? Les oiseaux qui s'envolent d'une mare conservent-ils longtemps les pattes sales ? Quels sont les volatiles mentionnés par les encyclopédies chinoises les plus anciennes ?
Darwin est avide de tout - d'informations sur la flore alpine des États-Unis, comme d'échantillons de mâchoires de porc. Derrière ces investigations disparates, une volonté inlassable : comprendre les variations des êtres vivants dans le temps et dans l'espace. Pour y parvenir, le savant rassemble, avec un soin sans faille, par quantités effarantes, "ce que les gens aiment d'ordinaire appeler des faits insignifiants".
Cela a commencé durant ses années de jeunesse, dans ce grand voyage scientifique et humain, aujourd'hui devenu mythique, qu'il accomplit à bord du Beagle. Le 27 décembre 1831, le jeune homme, 22 ans, part de Plymouth. Direction : l'Amérique latine. Objectif : le tour du monde. Son père ne voulait rien savoir, son oncle a plaidé pour lui. Cinq ans plus tard, un homme d'expérience retourne chez les siens, au terme d'un périple qui demeurera pour lui "de loin l'événement le plus important". Ses lettres témoignent de l'aventure physique et affective que fut cette expédition scientifique : fatigue, mal de mer, fièvres, mais aussi d'étranges extases : "Le plaisir que l'on ressent lorsqu'on est assis sur un tronc en décomposition au milieu de la tranquille obscurité de la forêt est indicible et ne peut pas s'oublier."
Viennent ensuite le temps de la méthode, les premiers traits de l'idée de sélection naturelle, et l'élaboration de l'œuvre majeure... vingt ans durant ! Car Darwin n'est pas seulement méticuleux. Il n'avance aucune hypothèse qu'il n'ait appuyée sur une longue suite d'observations, de comparaisons et de recoupements. Et surtout, en cheminant dans la connaissance, il creuse le temps, change d'échelle, passe des siècles aux millions d'années. Jean Claude Ameisen le fait comprendre dans un livre passionnant, pétri de savoir et de ferveur mêlés, qui retrace la trajectoire de Darwin, et ses prolongements jusqu'à nous, pour le pire comme pour le meilleur.
Dans la lumière et les ombres réussit en effet cet exploit d'être à la fois un livre sur la science, une réflexion vibrante sur l'existence et un voyage poétique vers les origines. Car, en un sens, Darwin a ouvert les portes du temps et du mystère. Il lui a fallu, pour cela, s'intéresser aux vers de terre. Il leur consacre un de ses premiers articles et son dernier livre. Ce qu'on leur doit ? L'humus, la terre cultivable, la possibilité des récoltes. La vie des vers, monotone et sans gloire - ingestion, reptation, déjection - transforme à elle seule les paysages et rend fertile la planète. Ainsi, des actions infimes - dépourvues de toute intention, mais répétées en grand nombre sur des durées immenses - produisent-elles des effets considérables, que nous jugeons ensuite intentionnels et sensés.

SYMBIOSE ET EMPATHIE
Ce changement de perspective que Darwin inaugure a désormais une longue histoire, du moins à l'échelle de nos péripéties contemporaines. En cent cinquante ans, l'idée d'évolution elle-même a évolué. Et Jean Claude Ameisen éclaire les principaux épisodes qui conduisent jusqu'à nous. Les uns évoquent la nuit : à partir des années 1930, la sélection, qui est dans la nature un processus neutre et dépourvu d'intention, devient une politique sociale faite d'eugénisme, puis d'extermination. "Ce que la Nature fait aveuglément, lentement et brutalement, l'homme peut le faire à dessein, rapidement et gentiment", écrit Galton, théoricien de l'amélioration biologique de l'espèce humaine. On voit alors se multiplier en Europe les stérilisations forcées, l'assassinat des handicapés mentaux, bientôt l'obsession de la race. Finalement la "sélection" trie, au bout du quai, ceux qui vont directement aux chambres à gaz et ceux qui mourront en travaillant.
La face claire se compose des chemins récents de la biologie et de l'éthique. Là où Darwin pensait encore en termes de guerre, Ameisen montre qu'on réfléchit aujourd'hui en termes de symbiose et d'empathie. Par exemple, côté symbiose, on sait depuis 1998 que nos cellules ont fini par élaborer le système immunitaire sophistiqué qui nous permet de contrecarrer les attaques microbiennes en utilisant un minuscule parasite, installé il y a 400 millions d'années dans notre ADN. Quant à l'empathie, d'où découlent la solidarité et le souci des autres, elle se révèle bien ancrée dans les neurones des primates et efficace pour leur survie. Somme toute, les leçons de Darwin, auxquelles désormais la science ne saurait échapper, ne font que commencer.

ORIGINES de Charles Darwin. Lettres choisies (1822-1859), préface de Stephen Jay Gould, édition française de Dominique Lecourt. Bayard, 320 p., 27,50 € (en librairie le 12 février).
DANS LA LUMIÈRE ET LES OMBRES. DARWIN ET LE BOULEVERSEMENT DU MONDE
de Jean Claude Ameisen. Fayard-Seuil, 492 p., 23 €.

Roger-Pol Droit

6 février 2009

 
 

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